Hommage à la Libre Pensée québécoise

Québec humaniste, 2022, Volume 17, No 1:

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De gauche à droite: Jean Ouellette, Roger Desormeaux, Danielle Soulières, Bernard La Rivière, André Forget.

« Quand tous pourront rire autant en lisant Saint Jean-de-la-Croix ou maître Eckart qu’en lisant Sagan, Reeves, Asimov ou Fernand Seguin, on pourra fermer les églises et distribuer « La Libre Pensée » porte à porte. » Bernard Larivière

Ce numéro spécial de Québec Humaniste, est entièrement consacré à La Libre Pensée Québécoise. Je tiens d’abord à remercier chaleureusement Claude Braun qui, au printemps 2021, me proposa de numériser les revues « La Raison » et « La Libre Pensée Québécoise » afin de les archiver sur le site de l’Association Humaniste du Québec. J’acceptai avec joie, trop heureuse de rendre enfin un hommage à mon ami, Bernard La Rivière qui en fut, l’inspirateur, le maître d’œuvre et le premier président et à tous les libres penseurs et les libres penseuses qui y ont participé. Que La Libre Pensée Québécoise sorte enfin du placard et qu’elle soit reconnue par les humanistes d’aujourd’hui, ne peut qu’être positif pour l’Histoire plus générale de l’athéisme au Québec.

Les débuts 

En 1982, André Forget, un ami de longue date, professeur de physique au secondaire et athée solitaire, nous proposa, à mon conjoint Roger Desormeaux et à moi, une rencontre avec Bernard La Rivière, professeur de philosophie au CÉGEP de Saint-Jérôme, athée et libre penseur qui clamait haut et fort son athéisme, dans sa Revue La Raison. Après avoir rejeté la religion au sortir de 12 années de pensionnat chez les « bonnes sœurs », je connaissais tout ou presque de la religion catholique, mais je n’avais alors aucune idée de ce qu’étaient une athée et une libre penseuse. Cette rencontre fut déterminante et transforma nos vies, à bien des égards. Nos lectures changèrent de registre. Roger et moi enchaînions les livres d’idées sur l’athéisme, la libre pensée, la philosophie, la science, etc. Curieux et conscients de nos lacunes, nous nous inscrivîmes en philosophie à l’UQAM.

C’est le 26 novembre 1982, autour d’une grande table, dans le sous-sol d’une librairie de Montréal, dont j’oublie le nom, mais qui pourrait bien être la librairie communiste…- et dans une ambiance amicale, que Bernard La Rivière, André Forget, Roger Desormeaux et moi-même, élaborâmes les principes et les orientations de l’Association de La Libre Pensée Québécoise. À notre petit groupe, se joignit rapidement Jean Ouellette (comptable), qui devint le secrétaire-trésorier de l’association, Georges Ouvrard (ami de Claude Gauvreau et frère de la romancière et poétesse Hélène Ouvrard) et Gabriel Dubuisson de la Revue La Raison, Daniel Baril (Président du MLQ) et Leslie Piché (poète).

J’ai encore en mémoire nos rencontres à l’ambiance festive, nos discussions interminables et enrichissantes. Attablés devant une bonne bouffe, cuisinée par l’un ou l’autre et des vins choisis avec soin, ces moments furent des plus précieux pour décortiquer et articuler nos idées, nos luttes pressantes et notre projet à venir : la Revue. Nous nous sentions les rejetons d’un peuple (Français) qui avait appris l’art de la discussion et de la raison et nous les pratiquions avec sérieux et bonne humeur. Nous déplorions le fait que les intellectuels québécois soient mal perçus par leurs concitoyens, mais aussi que certains de ces intellectuels rejetaient notre lutte contre la religion, la traitant d’arrière-garde. Nous étions un groupe actif et joyeux, fier de nos idées et de nos réalisations. La Libre Pensée fut, à ma connaissance, la seule association où l’ouverture d’esprit, la liberté de parole, le choc des idées n’étaient pas de vains mots. En tant que femme, féministe, athée, libre penseuse, je m’y sentais bien. À cette époque effervescente, l’audace de nos luttes sociales est demeurée épique : l’indépendance du Québec, le féminisme, la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité, le droit pour les femmes à l’avortement … – C’est dans cet état d’esprit que naquit la revue La Libre Pensée.

La revue La Libre Pensée 

Le premier numéro de la revue La Libre Pensée est paru au 2e semestre de 1984. Ceux et celles qui ont participé à nos lancements se souviendront de ces beaux moments et des nouvelles rencontres qui élargissaient le cercle de nos membres et de nos amis : Pierre Cloutier (Audioman – fondateur des Sceptiques du Québec), Philippe Thiriart (professeur de psychologie – fondateur des Sceptiques du Québec), Pauline Cotnoir, Jean-Paul de Lagrave (historien), Andrée Spuhler (présidente de Freethinkers, Floride), Claude Soulières, Michel Legault (journaliste), Jacques G. Ruelland (professeur de philosophie), et tant d’autres dont vous découvrirez les noms et leurs articles dans les pages de nos revues.

Henry Morgentaler à la présidence 

En juin 1985, lors de l’assemblée annuelle des membres, le Dr Henry Morgentaler fut élu président de l’association La Libre Pensée québécoise. Ce fut un honneur d’avoir ce grand humaniste dans nos rangs. Henry était un homme de grande valeur, un humaniste de naissance, comme il se plaisait à le dire, et un défenseur sincère des droits des femmes. Il écrivait :

« Ce qui est important pour moi, c’est de pouvoir mener une vie authentique qui réponde aux exigences de la philosophie humaniste, c’est-à-dire « pratiquer ce qu’on prêche », mettre à exécution les valeurs que j’estime être bonnes et utiles, non seulement pour moi, mais pour mon prochain. »

Ancien président de l’Association Humaniste du Canada, il fut également nommé l’humaniste de l’année par l’American Humanist Association en 1975. Malgré les poursuites judiciaires, les agressions et les menaces de mort, le docteur Morgentaler s’est battu toute sa vie pour défendre le droit des femmes à des avortements sécuritaires.

La revue changea alors de sous-titre pour devenir : Revue De Recherche Humaniste et plus tard, Revue de philosophie humaniste. Roger Desormeaux, le vice-président, écrivit en éditorial « Forte de cette nomination, au moment où les droits de la personne nous apparaissent plus menacés que jamais, la Libre Pensée développera une nouvelle vitalité dans la pensée tout en poursuivant sa tâche : celle de procurer à la société québécoise une alternative humaniste en dehors de tout dogme et de tout mysticisme. » 2e semestre 1985, No 3, p.3. Après deux années, où sa présence fut plutôt symbolique, mais inestimable pour notre jeune association, Henry Morgentaler s’est retiré au 2e trimestre 1987 et à sa demande, je lui succédai à la présidence.

Quelques évènements à signaler

Nous reçûmes, en 1987, une invitation à participer activement au Congrès des Humanistes d’Amérique du Nord qui eut lieu à l’Hôtel du Parc à Montréal. Le thème du Congrès était : « Our shared World/Ce monde que nous partageons ». La Libre Pensée y tenait un kiosque, anima un atelier en français avec le Dr Henry Morgentaler et présenta les conférenciers suivants : Jean-Paul de Lagrave, Jacques G. Ruelland et Roger Desormeaux. Margaret Atwood, écrivaine féministe, recevait le prix d’humaniste de l’année.

-Automne 1987 – La Libre Pensée à la télévision. « Une série de 12 émissions de 30 minutes intitulée « Science et Libre Pensée » fut enregistrée et diffusée sur la rive sud de Montréal. « L’animatrice de la série est Leslie Piché et le réalisateur Pierre Cloutier, assisté de Jean Ouellette et Claude Soulières. » Vous pourrez lire les noms des invités et les sujets traités dans La Libre Pensée, 1er semestre 1988, No 8, p. 5.

-La Journée Historique du 28 janvier 1988 :

« Henry, notre compagnon de lutte sortait triomphalement de la Cour Suprême du Canada où venaient d’être déclarées inconstitutionnelles et contraires à la Charte des Droits les dispositions du Code criminel qui limitaient l’accès à l’avortement. En un mot, l’avortement au Canada, n’est plus un crime. » Danielle Soulières

Étions-nous des humanistes ?

Après certains heurts avec des humanistes anglophones et des réflexions plus poussées au sujet de l’humanisme, la revue abandonna son sous-titre « Revue de recherches humanistes » le 1er semestre 1989, No 9 et redevint simplement, « La Libre Pensée ». Je me suis souvent demandée, et même aujourd’hui en tant que membre de l’Association Humaniste du Québec, s’il n’y avait pas une différence fondamentale de la compréhension philosophique et politique des choses entre les libres penseurs et les humanistes. Serait-ce essentiellement le choc des idées entre deux cultures – la Française et l’Anglaise ? En parcourant les 15 numéros de la revue, pour écrire cet article, je constate que ces questions n’ont jamais été clairement résolues.

Refonte de la revue et ébauche d’une nouvelle ère 

Le 6 août 1989, Bernard La Rivière fut réélu président de l’association et Jacques G. Ruelland devint rédacteur en chef de la revue. Le 1ersemestre 1990, No 12, la revue fait peau neuve. Le départ malheureux de Jean Ouellette, notre compagnon de lutte, qui occupait plusieurs fonctions à l’association et à la revue, dont la composition des textes et la mise en page, laissa un grand vide. Pour le remplacer, on fit appel à Mme Élisabeth Reney-Demets, professionnelle de la micro-édition. La revue changea d’aspect et le contenu devint plus étoffé et en même temps, plus académique, se différenciant de l’expression libre des auteurs précédents. Au 2e semestre 1991, No 13, M. Jean-Claude Simard s’est joint à nous au Comité de rédaction.

À un lecteur qui donna une appréciation excellente de la revue, mais trouvait certains de nos textes trop « académiques » et « rébarbatifs », notre poète, libre penseuse répondit :

« (…) Comme vous le savez, la revue s’adresse à un public particulier, c’est-à-dire que tous ces gens n’ont pas en commun une formation académique semblable, mais plutôt un intérêt philosophique pour un questionnement autre que celui généralement offert. Dès lors, nous avons pour mandat premier de respecter cette réalité plurielle : il en va de la survie même de la revue et de l’Association. Bien qu’on se plaise couramment à affirmer qu’il est risqué de ménager la chèvre et le chou, nous en avons fait, nous, notre point d’honneur. Et jusqu’à ce jour, l’histoire semble nous donner raison. (….) » Leslie Piché 

– La Libre Pensée, 1er semestre 1990, No 12, p. 35, 36. C’était aussi cela, La Libre Pensée : ouvrir ses pages au plus grand nombre d’athées et de libres penseurs. En 1991, La Libre Pensée québécoise sortit un numéro double, No 14-15. Et ce fut la fin de notre belle aventure en ce qui concerne la revue.  Pendant une dizaine d’années, certains d’entre nous ont continué à écrire et à poursuivre nos débats sur notre site et notre forum internet : La Libre Pensée Québécoise

Conclusion 

Puisqu’il faut bien conclure, rappelons-nous qu’il y eut avant nous, dans l’histoire du Québec, des athées, des libres penseurs, des humanistes qui n’ont pas eu cette chance inestimable d’interagir dans des groupes de réflexions et de militantisme. Leurs écrits demeurent encore importants et leurs espoirs toujours à réaliser. Ils et elles ont tout mon respect. Pourquoi la revue a-t-elle cessé de paraitre ? Difficile de mettre l’accent sur une seule raison : le départ malheureux de notre ami Jean Ouellette à qui le comité de rédaction avait refusé un texte, la difficulté de trouver des articles variés, les écrits plus académiques des derniers numéros, la relève, le temps qui nous appelaient vers d’autres horizons ? Sans doute toutes ces raisons. Difficile d’en faire un bilan plus rationnel. Pendant sa courte existence (de 1982 à 1991), la Libre Pensée québécoise fut plus qu’une association pour plusieurs d’entre nous, elle fut le foyer chaleureux de notre famille philosophique.

Une pensée à nos chers disparus 

Henry Morgentaler (2013), Bernard La Rivière (2015), Pauline Cotnoir, Georges Ouvrard, Roger Desormeaux (2021), Jean Ouellette (2020), Andrée Spuhler, André Forget (2020) et Jean-Paul de Lagrave (2020).

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De gauche à droite: Danielle Soulières, Roger Desormeaux, Henry Morgentaler.
1987 – Congrès des Humanistes d’Amérique du Nord, Hôtel du Parc, Montréal. De gauche à droite : Jean-Paul De La Grave, Roger Desormeaux, Georges Ouvrard, Danielle Soulières, Henry Morgentaler, Andrée Spuhler, Jean Ouellette. Derrière: André Forget